Remarques sur la vulgarisation
À la fin de mes études en théologie, j’avais travaillé sur la vulgarisation. C’était le sujet de mon mémoire. Je publie aujourd’hui ce billet, qui est un résumé de quelques idées que j’avais présentées il y a fort longtemps. Elles me seront utiles pour y faire référence dans la suite de ce blog.
Simplification du vocabulaire (et de la langue)
Je pourrais commencer un bouquin d’introduction au Nouveau Testament par une phrase comme:
Dans un premier temps, je m’intéresserai aux évangiles synoptiques, pris dans un ordre canonique.
Une part non négligeable de la population sera déjà bloquée. Alors qu’il n’y a aucun concept difficile, seulement des mots rebutants.
Il existe pas mal de tactiques pour résoudre ce type de blocage. Par exemple, liste non exhaustive:
- Je m’intéresserai d’abord aux évangiles selon Matthieu, puis selon Marc, puis selon Luc
- Je m’intéresserai d’abord aux évangiles selon Matthieu, puis selon Marc, puis selon Luc. On les appelle synoptiques parce qu’ils ont une structure proche et on parle d’ordre canonique parce parce qu’ils apparaissent dans cet ordre dans le Nouveau Testament.
- Je m’intéresserai d’abord aux évangiles synoptiques (selon Matthieu, puis selon Marc, puis selon Luc selon le classement du Nouveau Testament).
- Je m’intéressai d’abord aux évangiles que les théologien·ne·s appellent synoptique (ce qui signifie que l’on peut les présenter en parallèle parce qu’ils proposent un récit similaire). Je le ferai dans l’ordre canonique (ce qui signifie dans leur ordre d’apparition dans le Nouveau Testament).
- Dans un premier temps, je m’intéresserai aux évangiles synoptiques, pris dans un ordre canonique.
- Dans un premier temps, je m’intéresserai aux évangiles synoptiques1, pris dans un ordre canonique2.
- Je m’intéresserai d’abord aux évangiles synoptiques (du grec synopsis qui signifie «voir ensemble») dans l’ordre canonique (du latin canonicus qui signifie «conforme aux règles»)
Il y a plein d’astuces diverses dans ces propositions: ne pas utiliser les mots qui fâchent, les expliciter dans le texte, entre des parenthèses, dans des notes de bas de page ou par des liens hypertextes, donner des étymologies.
À mes yeux, toutes ces tactiques ne se valent pas. Par exemple, je trouve que:
- les notes de bas de page cassent la lecture, le notes de fin de livre encore plus et elles sont inadaptés au web
- les «explications» étymologiques ne clarifient rien
Mais ces tactiques mériteraient à elles seules un article complet. Je m’arrête ici pour proposer une première thèse:
La vulgarisation n’est pas une question de simplification de vocabulaire. Un vocabulaire difficile peut être utilisé, s’il est expliqué. Une condition nécessaire d’un travail de vulgarisation est de ne pas bloquer les lectrices et lecteurs pour des raisons de vocabulaire.
Au sujet de la question de la langue, je ne développerai pas, mais signalerai seulement:
- que c’est tout un domaine de simplifications et d’accessibilité (j’en dis quelques mots dans Notes sur les textes faciles à lire et à comprendre & le langage clair)
- que des mots simples peuvent cacher des significations complexes (exemple de «monde du texte» que je cite mon billet sur le beau «Passage du soir» de Léonie Adrover)
- que la longueur et la complexité des phrases ne sont pas toujours en rapport avec le vocabulaire (voir par exemple Tests de lisibilité Flesch-Kincaid)
- que l’articulation générale du texte n’est pas définie par son vocabulaire (simple ou complexe) ni ses phrases
Vous avez compris, quand on me dit qu’une personne parlait clairement parce qu’elle n’utilisait pas de mots compliqués, je pense qu’il y a une autre explication que cette absence de «mots compliqués».
Vulgarisations théologiques
Il existe un nombre considérable de textes accessibles en théologie protestante réformée: des introductions, des petits livres (et des grands), des réflexions, etc. Des collections entières s’adressent au grand public, souvent avec de beaux ouvrages.
Ils couvrent toutes les disciplines classiques de la théologie. J’appelle «classiques» les différentes sous-disciplines, selon l’organisation universitaire de la branche:
- Ancien Testament et Nouveau Testament (qui sont parfois regroupées sous le nom de «science bibliques)
- histoire
- théologique systématique et éthique (parfois regroupées)
- théologie pratique
Et aussi, d’autres sous-disciplines dont l’importance varie selon les orientations de la faculté:
- philosophie
- sociologie et psychologie des religions
- sciences et histoire des religions
- dialogue interreligieux
La question des l’organisation et de noms exacts des instituts ne m’intéresse pas ici. Allez voir à Genève ou Lausanne les détails de structure des facultés. Ce que j’avais observé à l’époque, c’est que la très grande majorité des vulgarisations théologiques pouvaient être classées facilement dans un champ de connaissance. C’est très important pour la suite.
Quel que soit le domaine de connaissance, je m’émerveille quand des personnes pointues rendent accessibles leurs raisonnements trapus. J’ai l’impression, après les avoir écoutées, de me sentir un peu moins bête. Dans un monde de flux et d’impermanence, c’est si précieux.
Je dirais donc, un peu sèchement:
La vulgarisation théologique se limite à des thématiques précises. Elle présente des connaissances accessibles et propose des contenus de qualité. Mais elle ne dit pas grand chose de la théologie elle-même.
Je ne voyais pas les choses différemment quand je rédigeais mon mémoire. Mais le monde ne vivait pas dans le chaos d’aujourd’hui, au milieu du feu de poubelle (voir Nothing Fails Like Success) que sont devenus les réseaux sociaux.
Vulgarisation n’est ni didactique ni pédagogie
La théologie a développé des dispositifs didactiques et pédagogiques (que je renonce à distinguer ici). Pour faire court, je pense ici à la «catéchèse» ou au «catéchisme» (que je considère comme synonymes ici).
On pourrait dire que:
La catéchèse (ou le catéchisme) est une pratique, adressée aux croyant·e·s ou aux sympathisant·e·s d’une Église, chargée de transmettre la base dogmatique au bon fonctionnement de cette Église (Catéchisme de l’Église catholique) ou d’apporter une compréhension existentielle de la foi et de la pratique ecclésiale (Baumann, Dubied).
Il existe des programmes catéchétiques pour l’enfance et l’adolescence ainsi que pour les adultes.
Mais à mes yeux, la catéchèse n’est pas de la vulgarisation, parce qu’elle poursuit d’autres objectifs. Dans la thématique qui me concernait à l’époque, elle n’avait évidemment aucune vocation à parler de théologie comme discipline intellectuelle (ou universitaire).
Si je reprends ma définition ci-dessus, la catéchèse devrait:
- permettre d’enseigner des contenus dogmatiques qui doivent être compris et respectés par les destinataires
- permettre d’apprendre à appliquer une réflexion existentielle avec une visée personnelle et communautaire
Je ne vois rien de péjoratif à dire que la catéchèse n’est pas vulgarisation, c’est simplement autre chose. Diane Friedli dit plein de choses intéressantes dans Trois réflexions sur la catéchèse et Les jeunes comme alibi.
Pour reprendre le titre de ce passage, j’affirme que la vulgarisation n’est ni didactique ni pédagogie. Voici 3 illustrations de ce propos:
- Quand un·e exégète propose une conférence publique, l’idée est de permettre au public de comprendre son travail. Si quelques indices sont donnés sur le travail de recherche, c’est surtout les résultats du travail qui sont communiqués. Et, souvent, les enjeux de ces résultats. Les participant·e·s n’auront pas appris comment «faire de l’exégèse», mais compris pourquoi en faire.
- Quand un·e scientifique du CERN (aujourd’hui Organisation européenne pour la recherche nucléaire) me parle de ses travaux, l’idée n’est probablement pas de me former à la physique nucléaire. La visée est de me donner à comprendre une toute petite partie de ce qui se passe sous Genève, de me donner envie d’étudier la physique, de me convaincre d’accepter des budgets pour la recherche, etc.
- Quand un·e pasteur·e propose une bonne prédication, il n’y a pas volonté de m’apprendre à faire de bonnes prédications. L’idée n’est pas non plus de demander à celles et ceux qui ressortent du culte de refaire le raisonnement argumentatif. Lisez (ou écoutez) James Woody qui propose La catéchèse, pour un peu plus que la culture et la doctrine ; lisez Diane Friedli qui propose Qui cherche trouve… ou pas.
Pour la route, je vous propose une thèse:
La didactique et la pédagogie peuvent utiliser des tactiques de vulgarisation. Mais la vulgarisation n’a pas prioritairement de visées didactiques ou pédagogiques. Elle ne cherche pas à former les destinataires à l’utilisation des outils qu’elle présente.
Vulgariser la théologie comme discipline
Je proposais ensuite comme une définition de la vulgarisation de la théologie (en opposition avec les vulgarisations théologiques) de ce type:
La «vulgarisation de la théologie» est une pratique, visant à produire des contenus non scientifiques qui présentent la discipline théologique et qui permettent de créer entre son public et les chercheurs les conditions d’un dialogue possible.
Elle cherche à présenter les méthodes utilisées, leurs raisons et leurs enjeux, ainsi que les clés qui permettent de cerner le paradigme dans lequel la théologie scientifique évolue.
En me relisant, je trouve que ce n’était pas trop mal. Surtout si on passe (enfin) aux choses importantes et si l’on prend au sérieux les enjeux qu’elle pose.
Enjeux de la vulgarisation
Au final la vulgarisation pose aux scientifiques en théologie, la question de leur responsabilité.
En tant que chercheurs et chercheuses, les scientifiques devraient:
- respecter le paradigme dans lequel ils et elles évoluent, respecter les méthodes qui sont celles de leur discipline et publier des résultats dont ils et elles peuvent rendre compte.
- garantir la pérennité de la science en se souciant de la formation d’une succession (celles et ceux qui pratiquent la science en espérant secrètement fermer le laboratoire en partant en retraite me paraissent simplement infréquentables)
- rendre des comptes à celles et ceux qui attendent d’eux et elles des résultats, aux responsables politiques qui les soutiennent et au grand public qui espère des résultats utiles et qui au final les finance
En tant que vulgarisateurs et vulgarisatrices, les scientifiques devraient:
- respecter des principes de base (comme la non-contradiction) même quand les contenus produits ne sont plus scientifiques au sens strict
- respecter leur domaine de compétence (ne pas utiliser le champ de la vulgarisation pour aller sur des terrains non maîtrisés)
- respecter le cadre dans lequel leur production s’insère (niveau de langage, termes techniques absents ou expliqués, adéquation à la collection)
- respecter son public (titre honnête, pas d’introduction à rallonge sur l’histoire de la recherche ou de bibliographie inaccessible, pas de promesses bidon, ne pas dire de tous les livres qu’ils sont «pour tous les publics», etc.)
- rester humble face au succès (le succès peut être souhaité mais n’est jamais un passe-droit pour déroger aux principes qui précèdent)
En tant que citoyennes et citoyens, les scientifiques devraient:
- réfléchir sérieusement à leurs attentes portées sur d’autres disciplines (pour ne pas faire que projeter ses propres marottes sur le grand public)
- se souvenir qu’elles et ils sont de simples personnes hors de leur champ d’excellence
- expliciter leur rapport entre leur statut de citoyen ou de citoyenne et leur fonction de chercheur ou chercheuse (à quel titre se donne, par exemple, une parole publique)
Envoi
Nous sommes en 2025. Les réflexions de ce billet datent du début du siècle. Le monde a changé, j’ai vieilli.
Trop éloigné du monde universitaire depuis très longtemps, je suis complètement hors course. Mais il me semble que beaucoup de mes idées de l’époque restent pertinentes.
Avec le complotisme ambiant, les fake news, les intelligences artificielles (IA) génératives, les réseaux sociaux, je reste convaincu que la vulgarisation scientifique est toujours nécessaire. La vulgarisation théologique aussi. La vulgarisation de la théologie surtout.
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