«Passage du soir» de Léonie Adrover
J’ai lu avec plaisir Passage du soir de Léonie Adrover, au Seuil. C’est bien écrit et la narration est habile. Mais comme je ne suis pas critique littéraire, je n’en dirai pas plus. Je ne saurais dire sa richesse.
Ce qui m’a interpellé, ce sont évidemment les thématiques qui intéressent la théologie. J’ai décidé de rédiger ce billet en posant une foule de questions similaires à celles qui pourraient être lancées dans un groupe de discussion. Je garde en souvenir des débats passionnés sur des œuvres de fictions en séminaire d’herméneutique.
Il y aura quelques teasers sur le bouquin et beaucoup sur les références que je cite. À vous de savoir si ça vaut la peine de les lire. À vous aussi de savoir si vous aimeriez lire mes questions avant votre lecture ou si vous préférez découvrir les vôtres.
Pour des articles qui présentent le livre et la romancière, je vous suggère de commencer par:
- Léonie Adrover, mémoires vives
- La Jurassienne Léonie Adrover publie «Passage du soir», un premier roman remarqué
- Dans Passage du soir, la Jurassienne Léonie Adrover célèbre le pouvoir des récits
Si tout était faux
Si le récit que fait Blanche à la narratrice était complètement inventé. S’il était bourré d’«erreurs» de transmission. Qu’est-ce que ça changerait?
C’est la même question que je me pose en regardant Big Fish de Tim Burton. À la fin du film, tous les protagonistes des récits fabuleux sont présents à l’enterrement. Et s’ils n’avaient pas été présents, qu’est-ce que ça aurait changé?
Leur présence ne dit rien de la véracité des récits. C’est au mieux une attestation de leur existence, pas de la précision des faits ou de la vérité des faits. Pour moi — et pour ma fille qui adore ce film —, leur absence n’aurait rien changé.
Peut-être que Blanche n’a jamais existé et que la narratrice a inventé cette nuit de transmission. Est-ce que ça changerait quelque chose? Non.
Finalement, la romancière a tout inventé. Donc cette histoire est entièrement vraie. Comme les histoires dans l’histoire. Je pense évidemment à cette phrase attribuée à Boris Vian et en exergue du film I comme Icare: cette histoire est vraie, parce que je l’ai inventée. Elle est vraie, non même si je l’ai inventée, mais parce que je l’ai inventée. Génial, non?
Fixation par écrit
La narratrice a décidé de fixer une transmission orale par écrit. Qu’est-ce que cela signifie? Est-ce qu’elle a valorisé les témoignages oraux en les fixant? Ou a-t-elle cassé la dynamique de la transmission?
J’ai trouvé très habile d’intégrer cette nouvelle couche qui brouille les cartes. Le «je» de la narratrice n’est pas le «je» de la romancière.
J’ai évidemment pensé à La famille Martin de David Foenkinos. Dans ce roman, le «je» est celui du romancier «fictionnalisé». Il nous livre un écrit.
Alors que dans Passage du soir le processus d’écriture fait pleinement partie du récit principal. En passant, la narratrice insère un métadiscours sur son propre travail d’écriture. C’est intéressant pour le théologien.
Les récits bibliques sont fixés par écrit (et disponibles uniquement sous cette forme) alors que l’on sait qu’ils sont issus de longues traditions orales. Narrativement, il vaut la peine de réfléchir à ce paradoxe:
- d’une part, on a des récits uniquement textuels alors qu’ils proviennent de traditions orales
- d’autre part, on a un roman qui parle de fixation d’un récit oral alors qu’il n’a jamais existé
Qu’est ce que cela aurait changé si le roman n’avait fait que présenter les différentes histoires proposées par Blanche sans ajouter la couche de la narratrice? Qu’apportent les métadiscours sur l’écriture? Quelles sont les attestations textuelles des raisons de la mise par écrit?
J’ai presque envie de convoquer Marshall McLuhan et son fameux «le médium est le message» pour brouiller un peu plus les cartes.
Peut-être la narratrice a simplement cherché à «défroisser ses idées». Pour l’anecdote, une tradition orale attribue l’expression «écrire, c’est défroisser ses idées», au professeur Jean Zumstein.
Et pourquoi ce billet? Pour essayer de me convaincre que si je ne sais pas écrire, je sais encore penser?
La vérité (narrative)
Je choisis un personnage au hasard: Emiliano.
Il a plusieurs histoires:
- sa vraie histoire (aussi vraie qu’elle est fictionnelle)
- son histoire reçue par Blanche
- celle transmise par Blanche
- ce que la narratrice a compris
- ce qu’elle a mémorisé
- ce qu’elle nous a écrit
- ce que la narratrice transmettra (peut-être) par oral
- puis la suite (ou pas)
Quelle est la vraie histoire? La plus ancienne, à laquelle on n’a pas accès? La version écrite, fatalement transformée, mais à laquelle on a accès?
Pierre-Luigi Dubied, un de mes professeurs de théologie, utilisait peu la formule «Jésus dit». Il préférait des formules comme le «Jésus de Marc dit». C’est intéressant, parce que c’est un vrai respect du texte.
Comme exercice, on pourrait s’amuser à imaginer les différences (possibles) entre:
- l’histoire d’Emiliano
- l’Emiliano de Blanche
- l’Emiliano de la narratrice
- etc.
Le film Usual Suspects me vient à l’esprit. À chaque fois qu’il y a un récit dans le récit, il se rappelle à moi. Durant l’interrogatoire qui fait la trame du film, nous voyons des flashbacks. Mais nous ne savons pas si ces passages sont la vérité (fictionnelle) ou ce que dit le prévenu (mis en image). La vérité est-elle ce que nous voyons? La vérité est-elle ce que nous entendons? Ou, autrement dit, ce que j’ai vu est-il plus vrai que ce que j’ai entendu?
C’est l’éternel débat de l’image contre le texte. Il faut écho à celui entre le texte et l’oral.
Je me suis demandé si Léonie Adrover avait écrit les histoires complètes des différentes personnes avant de les ajouter dans la bouche de Blanche par la plume de la narratrice? Ou si elle avait écrit cette histoire en rédigeant le récit oral au fil de l’écriture? Ou si elle avait utilisé les histoires écrites, en les citant de mémoire? Au fond, je ne tiens pas à le savoir, je crois aussi à l’intérêt des silences.
Valeur du témoignage
J’ai vu que ce livre était considéré comme un bouquin sur la transmission. J’aurais tendance à dire que c’est une réflexion sur le témoignage.
D’où vient la valeur de ces histoires:
- elles ont été racontées à Blanche?
- elles ont été mémorisées (donc probablement ressassées) par Blanche?
- elles ont été transmises et reçues?
- elles ont été fixées par écrit (fictionnellement)?
- elles sont devenues un livre (matériellement)?
Il y a des faits: le livre existe, son histoire existe et ces narrations dans l’histoire existent. La résonance théologique est évidente. Qu’est-ce qui donne de la valeur au Nouveau Testament? Ce qu’il dit ou le fait qu’il existe?
Vous avez 4 heures pour vous demander ce qui compte le plus: l’acte de transmission ou son contenu?
On pourrait aller rechercher des ressources chez Ricoeur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, par exemple:
Nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé.
Et s’interroger si une des transmissions les plus importantes n’est pas celle que l’on se fait à soi même, pour mémoriser et construire un récit. Ou pour construire, voire réécrire, sa propre histoire.
En guise d’envoi
J’ai écrit ces quelques notes en un jet (comme une nuit de récits au bord du lac) et de mémoire (sans retourner au livre). Je trouvais que c’était y rendre justice de considérer ce roman comme un témoignage reçu plutôt que comme un objet d’analyse. Je suis un lecteur et un témoin, pas un exégète.
Passage du soir est un grand livre. Mais sachez qu’un grand livre n’est pas celui qui dit des choses intelligentes, il est celui qui me pousse à essayer d’être un peu moins bête.
La formule ecclésiale dirait qu’«il nous met en marche», je préfère assumer qu’il me hante. Il serait faux de penser que ce roman lumineux n’est qu’une machine à stimuler la réflexion. Même si je ne suis pas critique littéraire, je vous le dis, acceptez mon témoignage: c’est tout simplement un beau livre.
Complément (herméneutique)
Au lendemain de la mise en ligne de ce billet, j’ajoute ceci. Comme Passage du soir est un récit de témoignage et de transmission, j’ai décidé de faire un pas de côté et de parler de réception.
Un livre échappe à son auteur ou son autrice quand il est lu. Sur le sujet du rôle du lecteur ou de la lectrice, il y a de bonnes ressources, notamment:
- Lector in fabula d’Umberto Eco et
- la notion de «monde du texte» chez Paul Ricœur
Malheureusement, je trouve ces penseurs très difficiles d’accès. À ma connaissance, y a peu de vulgarisations disponibles en ligne. Je vous invite à vous renseigner recourant à des intelligences artificielles (IA). Souvent médiocres dans leur prétention générative — prétendument «créative» —, elles peuvent s’avérer excellentes dès qu’il s’agit produire une synthèse.